lunettes
Philippe Ramette — Voir le monde par un trou
En montagne, un homme en costume, droit, presque figé, s’appuie sur ce qui pourrait être une table d’orientation. Devant ses yeux, une boîte en contreplaqué, percée d’un seul trou. Objet à voir le monde en détail. La boîte ne dévoile ni rouages, ni lentilles, ni technologie. On ne sait même pas si elle « fonctionne ». On devine simplement un paradoxe : embrasser l’infiniment grand à travers l’infiniment petit. Le panorama, là-bas, existe… mais ne se révèle qu’à travers ce minuscule orifice. Philippe Ramette conçoit des objets qui ressemblent à des instruments scientifiques échappés d’un roman de Jules Verne. Des prothèses de l’esprit, à la fois absurdes et parfaitement logiques : Boîte à isolement, Objet à voir le chemin parcouru, Point de vue individuel portable. Ils ne sont pas faits pour mesurer, mais pour imaginer. « Tous mes objets sont des processus de pensée. Il faut moins les tester que s’y projeter », dit-il. Ici, la posture rappelle Caspar David Friedrich et son Voyageur au-dessus d’une mer de nuages, mais la domination romantique a disparu. Reste un calme étrange, une distance ironique, un humour discret. Comme si l’artiste, dandy-ingénieur, expérimentait en premier ses propres prototypes…
Pour vérifier, peut-être, que l’âme a encore besoin d’accessoires. © Adagp, Paris 2007 — photo Olivier Antoine
Objet à voir le monde en détail
Cyrus Kabiru — Voir autrement
Sur le visage, des éclats de métal, des fragments de plastique, des souvenirs de rues.
Dans les mains, l’architecture fragile d’un regard inventé.
Artiste émergent, autodidacte, Cyrus Kabiru sculpte ses lunettes comme d’autres écriraient des poèmes — ligne après ligne, objet après objet, depuis les rues de Nairobi. Ses « C-Stunners », construites à partir de matériaux trouvés et recyclés, capturent l’âme des déchets : une seconde vie, brillante et improbable.
Enfant, il rêvait de porter de vraies lunettes. Son père, inflexible, refusa. Alors Cyrus inventa les siennes. Un acte de défi tendre, un geste d’autonomie. Porter ses créations, c’est adopter une vision qui n’existait pas avant lui.
Dans chaque paire, il y a l’éclat du passé et la promesse d’un futur. Un art qui ne se contente pas de voir le monde — il le transforme.
Photos © Cyrus Kabiru
Hyungkoo Lee — Les Objectuals
Un visage, figé dans l’instant.
Sous un casque sculptural, l’œil grossi, la bouche réduite, les proportions déplacées.
Une géométrie nouvelle, fabriquée pour déformer la réalité.
Depuis 1995, Hyungkoo Lee invente et façonne ces « Objectuals » : portraits en C-print où les modèles portent des casques optiques qu’il a lui-même conçus.
Les lentilles amplifient, minimisent, déplacent. Elles modifient le corps, mais seulement pour un instant.
Dans la photographie, ce moment temporaire devient permanent.
Difficile de dire si l’image est rétro ou futuriste. Elle pourrait appartenir à un vieux laboratoire ou à un avenir déjà dépassé.
Ce travail interroge : qu’est-ce qui est réel, quand le corps devient objet ?
Peut-on vraiment séparer l’humain de la machine, ou bien ce mélange fait-il partie de notre désir naturel de nous transformer ?
Les Objectuals sont autant des prothèses pour l’œil que des miroirs pour la perception.
Des instruments de fiction qui parlent de nous — et de ce que nous voulons voir.
Toutes les images © Hyungkoo Lee